Les corsaires étaient des civils mandatés par « lettre de course » des autorités de leur nation. Ni corsaire, car militaire au combat, encore moins pirate à son compte, Luckner était un « type plutôt bien », certes très soucieux de son image, mais aussi un officier allemand de la vieille école, qui captura lors de sa mission à bord du « Seeadler » seize navires, dont trois dans le Pacifique, et qui en coula quatorze d’entre eux (les deux autres lui ayant servi l’un pour ramener ses prisonniers à terre, l’autre pour tenter de s’évader une fois pris par les Anglais).
Un héros Von Luckner ? S’il eut été Britannique, Français ou Américain, il aurait très clairement ce statut, mais il était du mauvais côté, ce qui le fit parfois cataloguer comme un vil pirate, ce qu’il n’a jamais été.
Le cancre qui devint officier
A plus de vingt ans, avec 3 800 marks en poche (il était économe), il devint l’un des plus vieux élèves de l’école de navigation de Lübeck où il réussit, à force de travail, son examen. De navigations en formations, il parviendra finalement à son but, entrer au service actif de la marine impériale le 3 février 1912. Survint la guerre dès 1914…
1916 : Le blocus instauré par les Alliés devant les côtes allemandes fut renforcé après la bataille du Jutland et la marine de guerre allemande ne se risqua plus à reprendre la mer. Or c’est justement cet infranchissable blocus allié qui allait changer le cours de la vie de Luckner. On savait cet officier passionné par la voile, et l’état-major, qui avait réussit à capturer, grâce à un sous-marin, un magnifique trois-mâts, imagina tout simplement de transformer ce voilier en navire de guerre.
Un bateau « norvégien »
Le Seeadler (Aigle de mer), nom choisi par Luckner, gagna le large le 21décembre, et réussit un examen extravagant, une inspection à son bord d’officiers d’un croiseur anglais, l’Avenge. La comédie prévue fonctionna à merveille, le Seeadler, rebaptisé Irma, n’étant pas démasqué. Dès lors, nous sommes à Noël 1916, la route de l’Atlantique est libre et von Luckner va donner libre court à son sens de la mise en scène et à son audace.
Aucun mort, aucun blessé
Ainsi, en huit semaines, le Seeadler avait-il coulé plus de vingt mille tonnes de cargaison (charbon, sucre, morue, maïs, salpêtre,) et comptait-il à son bord 263 prisonniers. Ceux-ci furent installés sur le bateau français Cambronne (capturé le 21 mars 1917), à la voilure réduite, afin qu’il puisse gagner en toute sécurité, mais lentement, le port de Rio de Janeiro (il y parvint le 30 mars 1917). Von Luckner décida alors de passer dans le Pacifique, via le cap Horn, ce qu’il fit le 18 avril au prix de trois semaines de lutte contre des éléments déchaînés.
Mopelia pour reprendre des forces
En désespoir de cause, von Luckner prit une décision qui devait être fatale à son navire ; soucieux d’éviter des ports trop français ou anglais à son goût dans la région, il opta pour une escale réparatrice dans une île qu’il espérait déserte ; il choisit Mopelia, au nord-ouest de l’archipel de la Société. Sur place, ne vivaient que trois travailleurs (et un enfant) faisant notamment du coprah pour la maison Grand, Miller et Cie. Von Luckner n’était pas habitué à la navigation au milieu des coraux. Le « Seeadler », arrivé le 31 juillet 1917, faute de passe suffisamment large pour entrer dans le lagon, s’ancra le 1er août 1917 à l’extérieur de la petite passe, le long du récif, ce qui était suicidaire. Dans sa biographie, pour justifier la suite, à savoir l’échouage et le naufrage de son navire, le capitaine allemand fit état d’une énorme vague, d’un tsunami ayant drossé son bateau sur le récif.
Négligence et incompétence
Mais un simple changement de courant et de vent suffit à jeter le bateau sur les coraux.
Le témoignage du capitaine américain Andrew Peterssen, prisonnier des Allemands, ne laisse aucune place au doute : c’est par négligence, peut-être incompétence, que Luckner perdit son bateau.
La cause était entendue, le trois-mâts était irrécupérable et son équipage et ses prisonniers en extirpèrent tout ce qui pouvait leur être utile sur Mopelia. La course, façon corsaire comme le disait lui-même Luckner, avait brutalement pris fin sur ce récif de coraux tranchants, le 2 août 1917, à 9h 30 du matin.
Six hommes sur un petit canot
Le canot fut équipé d’une mitrailleuse, de grenades, de pistolets, de fusils, mais aussi de vivres pour un mois, de tabac, d’alcool (du champagne notamment) et d’argent (de l’or et 429 livres anglaises)
Cook, Niue, Fidji : plus de 2 000 milles
Cap sur les Samoa
Mais à peine la fuite révélée que la chasse à l’homme s’organisa dans le golfe d’Hauraki. Après cinq jours de cache-cache, von Luckner s’empara de la goélette « La Moa » après un abordage en règle. Une escale à Curtis Island le 21 décembre ne permit pas de débarquer l’équipage prisonnier. Von Luckner espérait les laisser sur l’île proche de Mac Aulay, avec des vivres, en les signalant à ses poursuivant par TSF, mais un câblier armé en croiseur, l’Iris, les rattrapa : les forces étaient inégales, les Allemands ne pouvaient que se faire massacrer ou se rendre.
Von Luckner se retrouva à nouveau prisonnier à Auckland le 24 décembre, à la prison de Mount Eden, traité en détenu de droit commun. Après trois semaines de ce régime, von Luckner fut transféré à River Island, près de Lyttleton, dans l’île du sud, avant de revenir à Motuihi quatre mois plus tard. Evidemment, le compte prépara aussitôt une nouvelle évasion, mais l’armistice signa la fin de son épopée. Il resta quatre mois captif à Narrow Neck avant d’être libéré mi-mars 1919 et rapatrié en Allemagne où il arriva en juillet 1919, auréolé d’une certaine gloire eu égard à son aventure. Dès 1921, il fit paraître un ouvrage relatant son odyssée, livre traduit en français en 1927.
Daniel Pardon
Luckner après-guerre
Il acheta un voilier baptisé Vaterland et quitta Brême le 19 septembre pour arriver à New York le 22 octobre 1926 avec sa jeune épouse, la Suédoise Ingeborg Engeström (il avait divorcé de sa première épouse allemande en 1914 et s’était remarié le 24 septembre 1924). Traité en héros, il regagna l’Allemagne le 19 avril 1928. Von Luckner reprit la mer sur son yacht rebaptisé Seeteufel (Diable des mers) pour une tournée plus lointaine en 1937 et 1938, qui l’amena à Tahiti, mais aussi et surtout en Nouvelle-Zélande et en Australie. L’aristocrate allemand avait été aidé -et littéralement enrôlé- par le pouvoir nazi pour ce voyage, Hitler comptant sur sa popularité pour améliorer l’image de l’Allemagne nazie, mission dont ne s’acquitta pas von Luckner avec ferveur, ce qui lui valut la rancœur des dignitaires nazis à son retour. En 1939, Luckner fut impliqué dans un scandale sexuel et assigné devant une cour spéciale de justice (mais il ne fut jamais condamné). Refusant de rendre les titres qu’il avait reçu (il était notamment citoyen d’honneur de la ville de San Francisco), Luckner vit le régime nazi lui bloquer ses comptes bancaires et tout faire pour qu’il disparaisse de toute vie publique (ses livres étant même retirés des librairies). En 1943, il sauva une jeune Juive, Rose Janson, et à la fin de la guerre, à la demande du maire de Halle (où Luckner résidait), il négocia avec les Américains pour que la cité ne soit pas détruite, ce qui lui valut une condamnation à mort des nazis (mais il ne revint pas à Halle et ne fut donc pas arrêté).
Après la guerre, il quitta l’Allemagne pour vivre à Malmö en Suède, avec son épouse. Il y décéda le 13 avril 1966, à l’âge de 84 ans, mais sa dépouille repose au cimetière d’Hambourg : l’Allemagne le réhabilita en effet dès 1953.
Un trésor à Mopelia ?
Une rumeur affirme qu’il était revenu non pas pour revoir l’épave du Seeadler, mais pour récupérer sur l’île le trésor qu’il y avait enfoui, fruit de ses prises de guerre de 1917. Son train de vie montre que des moyens, Lückner n’en manqua pas dans sa existence ; sans aucun doute le résultat de ses affaires et de ses droits d’auteur, sûrement pas grâce à ce supposé trésor. Mais la rumeur a la vie dure…
De Mopelia au Chili
Sauvetage des Américains
L’île s’est durablement refermée aux étrangers il y a quatre-vingts ans, sous couvert d’un arrêté du Gouvernement des établissements français d’Océanie officialisé le 16 juillet 1936. L’article 1er de ce texte réglementaire stipule l’interdiction « aux Français, aux protégés ou sujets français et aux étrangers de séjourner dans l’île de Maiao pendant plus de 48 heures consécutives, s’ils n’en sont pas originaires ». L’arrêté est alors pris « vu les abus auxquels peut donner lieu le séjour d’étrangers dans l’île ». Aujourd’hui, quatre générations plus tard, sur place on a oublié. On se souvient juste qu’un commerçant mal intentionné est à l’origine de tout cela. Etait-il Chinois, Français, Anglais, Américain ? Les avis divergent. Demeure la force d’une tradition. « Il est d’ailleurs intéressant de constater, lorsque l’on interroge la population de Maiao, y compris les anciens, que l’existence de l’arrêté de 1936 est loin d’être connue de tous, et qu’aux yeux de la plus grande partie des habitants, les usages toujours en vigueur représentent avant tout un héritage des mesures prises par leurs ancêtres », observe Carole Atem, professeur agrégé de Lettres à l’Université de la Polynésie française, dans l’étude qu’elle a consacrée en 2015 à cette particularité de Maiao, dans l’espace républicain français (Bulletin n°336 de la Société des études océaniennes – Septembre 2015). Aussi, constate la chercheuse, « cette concurrence entre pouvoir des textes et force de la tradition fait de Maiao une terre encore largement interdite ».
Il faut remonter aux années 1920 pour trouver l’origine de l’interdiction de Maiao aux étrangers. Un citoyen britannique du nom d’Eric Lawford Trower s’installe à Maiao pour y ouvrir un commerce. L’homme à la conviction que l’île peut accueillir une activité minière lucrative avec l’exploitation de phosphate. Il instrumentalise alors une activité de vente à crédit en profitant de la fascination des autochtones pour les biens de consommation venus de l’extérieur : tôles, bois de construction, machines à coudre… « Bien évidemment », souligne Carole Atem dans son étude, « comme à Tahiti lors de l’arrivée des Européens, l’alcool fait son apparition sur l’île. Les achats se faisant à crédit, les habitants se retrouvent très rapidement criblés de dettes et, surtout, demeurent dans l’incapacité de s’en acquitter ».
La première victime du stratagème de l’Anglais n’est autre que Nu’u a Tauniua, alors souverain de l’île. Incapable d’honorer une dette de 65775 Fcfp, il se voit signifier par le tribunal de Papeete, sur requête de Trower, la saisie des droits divis et indivis sur les terres qu’il détient. Une partie de ces terres est alors acquise aux enchères par le commerçant de Maiao. Puis, de 1925 à 1935, Trower parvient à s’approprier jusqu’à 80 % des terres de l’île, par le biais d’actes de vente conclus avec les propriétaires en échange de dettes de consommation.
Le pasteur Octave Moreau (gravure tirée de l’ouvrage Tahitiens par Patrick O’Reilly – 1975)
Le pasteur Octave Moreau (gravure tirée de l’ouvrage Tahitiens par Patrick O’Reilly – 1975)
Au milieu des années 1930, appelé au secours par la population de Maiao, le pasteur Octave Moreau (1872-1936) leur conseille de signaler ces malversations au Gouverneur de l’époque. Une enquête est diligentée sur place. Elle confirme les mauvaises manières de l’Anglais. Loin de se limiter aux moyens légaux, ce dernier en vient régulièrement aux menaces avec pistolet, utilise de faux témoignages, pratique le vol de coprah…
Le tribunal de Papeete ordonne, le 3 juillet 1934, la saisie de la totalité des droits de M. Trower sur les terres de Maiao. Mis en vente par adjudication, ces terres sont acquises par l’Association agricole de Maiao avec le soutien des autorités de l’Etat. L’entité regroupe tous les habitants de l’île. Elle fut constituée sur les conseils du pasteur Octave Moreau. Cette association agricole est l’ancêtre de l’actuelle Coopérative agricole de l’île.
Les dettes de l’association agricole auprès des instances de l’Etat seront remboursées au fil des ans, grâce à la vente de la production de coprah et de pandanus de l’île.
Les promesses du tourisme
Comment Maiao est devenue « l’île interdite »
Les années ont passé. Et cette histoire a été oubliée sur place. Depuis 2013 cependant, Maiao s’ouvre timidement au tourisme. L’activité offre une source de revenus alternative à la population. Pas de pension de famille et encore moins d’hôtel. Un charter nautique transporte les visiteurs depuis Tahiti pour des visites de trois jours. Les visiteurs logent à bord mais ont la possibilité de profiter de la plage, peuvent faire une randonnée en montagne et termine leur séjour par un grand pique-nique en bord de mer. En 2017, 12 voyages de ce type ont été organisés. Une centaine de visiteurs ont ainsi pu découvrir Maiao.
« Aujourd’hui, tout le monde veut prendre le tourisme. Ca nous donne une autre source de revenus. Une source d’argent très importante pour nous », a affirmé Adèle Teariki à l’adresse d’Edouard Fritch, lors de la visite gouvernementale organisée fin décembre dernier, en prenant à témoins la population de l’île rassemblée autour d’elle. Cette nouvelle activité économique s’installe aujourd’hui sur la pointe des pieds. Tout reste à faire sur place dans le respect d’un règlement strict actualisé en 1989 (voir encadré) ; mais on sent bien que la volonté existe d’en finir avec les rigueurs qui ont valu à Maiao la réputation encore très mérités d’île interdite.
Comment Maiao est devenue « l’île interdite »
Quelques généralités sur Maiao Plantée dans l’océan Pacifique à 62 nautiques sur l’ouest de Tahiti, Maiao est rattachée administrativement à la commune de Moorea, située à quatre heures de mer. L’île compte 353 habitants en 2017, essentiellement rassemblés dans les 80 foyers du petit village de Taora o Mere. Le point culminant de Maiao est une colline de 154 m, Ravae, logée ou cœur d’un petit massif qui s’étale d’Ouest en Est et surplombe les deux lagunes de l’atoll, Roto Iti et Roto Rahi, au Nord et au Sud.
L’île est entourée d’une barrière récifale, interrompue par deux passes ouvertes aux petites embarcations : Avarei, creusée à la dynamite non loin du village ; et Apotoo, un passage naturel utilisé uniquement lorsque la passe d’Avarei n’est pas praticable. D’une superficie de 900 hectares, l’île de Maiao tire ses revenus du commerce en déclin du coprah et des feuilles de pandanus séchées (le Rauoro, utilisé pour le tressage ou la confection de toitures traditionnelles). La production et le commerce en sont administrés pour le bien de la collectivité par une coopérative agricole, aujourd’hui présidée par Tauniua Wolta Matahiapo.
Maiao fut également appelée Tapuae Manu, Maiao Iti, ou encore Teanuanuaiterai en raison de fréquents arc-en-ciel liés à la présence de ses deux lacs intérieurs.
Le premier européen à avoir visité l’île est le capitaine Samuel Wallis, en 1767. Maiao a été une dépendance de la royauté de Huahine jusqu’en 1904, avant son rattachement administratif à la circonscription de Tahiti et ses dépendances. Une réglementation stricte
Le règlement en application sur l’île de Maiao a été édicté en 1936 et révisé en mai 1989. Il comporte aujourd’hui 16 points :
- La construction d’une piste d’aviation est interdite sur l’île ;
- Aucune construction d’hôtel n’est autorisée ;
- Une vente immobilière n’est possible qu’aux membres de sa propre famille, aux membres de la coopérative agricole, ou aux habitants de l’île. Le prix au mètre carré est fixé à 10 francs.
- Les habitants de l’île seront respectés de même que leur manière de vivre ;
- Les habitants de l’île doivent respecter les gens qui décident de venir se réinstaller sur la terre de leurs ancêtres ;
- La vente d’alcool est strictement prohibée. Seul le maire est habilité à en autoriser exceptionnellement la vente pour la célébration d’un événement particulier ;
- Tout comportement indécent ou susceptible de heurter la sensibilité des habitants de l’île est interdit. Les autorités de Maiao jugent de ce qui est acceptable ou non.
- Le dimanche sera respecté. Aucun travail ne pourra être effectué au-delà des limites de sa propriété.
- Maiao est de religion protestante. La pratique d’autres religions n’est tolérée sur l’île que dans les limites de son propre domicile ;
- Toute embauche d’employés européens ou asiatiques est interdite sur l’île, en raison des malversations subies par les habitants dans les années 1935 ;
- Les richesses de la mer doivent être respectées et ne doivent pas être utilisées à des fins d’enrichissement personnel.
- La pêche au filet est interdite, sauf sur dérogation du maire. La pêche dans les lagons intérieurs est interdite à toute personne non originaire de l’île sous peine d’amende et de saisie du matériel. A l’extérieur du récif, les techniques de pêche à la bouteille ou à l’explosif sont interdites ;
- Toute activité agricole doit être faite au bénéfice des habitants de l’île ;
- Sur le plan de la moralité, il est strictement interdit de se comporter à Maiao comme le font les étrangers dans leur pays. La tenue vestimentaire doit être décente (pas de vêtements trop courts). Le port du maillot de bain est interdit à l’intérieur de la zone qui s’étend de l’entrée du village à l’est, au lieu-dit « Vairo », jusqu’au lieu-dit « Mautara » à l’ouest. Le non-respect de ces règles étant puni par une amende ;
- Tout visiteur d’origine française, asiatique ou européenne doit s’acquitter de la somme de 2000 Fcfp par adulte et 500 Fcfp par enfant. Les familles et les amis des habitants de l’île bénéficient de la gratuité ;
- Comme nous vivons dans un monde de paix et de respect mutuel, nous nous devons de nous aimer et de nous entendre, pour éviter tout conflit.
Tahiti Infos le 5 janvier 2018